Economiques
Archaïque paiement à l'acte
Par Pierre-Yves GEOFFARD
QUOTIDIEN : lundi 4 décembre 2006
Pierre-Yves Geoffard est chercheur au CNRS.
La coïncidence est choquante : mardi , l'Assemblée votait la loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), prévoyant 363 milliards de dépenses en 2007, dont 150 milliards pour l'assurance maladie. Au même moment, à quelques rues de là, se tenaient les Journées annuelles d'éthique, durant lesquelles de nombreux intervenants dénonçaient un véritable scandale : beaucoup de patients essuient des refus de soins de la part de médecins. Leur crime ? Ne pas être couverts par des dispositifs classiques (Sécurité sociale et mutuelle) mais par la couverture maladie universelle (CMU) ou l'aide médicale d'Etat (AME), dispositifs publics destinés aux plus précaires. Comment peut-on consacrer de telles sommes à la prise en charge collective des soins et tolérer une telle inégalité ?
En fait, la situation n'a rien d'étonnant, et il serait vain, et profondément injuste, de jeter la pierre à l'ensemble des médecins. Tout d'abord, ces comportements d'exclusion ne concernent qu'un très faible nombre de généralistes et qu'une minorité de spécialistes. Mais surtout, les médecins ne font qu'adapter leurs comportements aux règles que le système leur impose. Car, même si l'éthique médicale guide l'immense majorité d'entre eux, nul n'est purement philanthrope : la médecine est un travail, et ce travail s'exerce contre rémunération. Et si les pratiques de certains médecins entrent en si flagrante contradiction avec un objectif d'égalité d'accès aux soins, la raison en est assez simple : rien dans le mode actuel de régulation de la médecine de ville ne les incite à remplir un tel objectif. Si problème politique il y a, il est dans le mode de rémunération des médecins .
Le coeur du problème ? Le paiement à l'acte, sur lequel est assis le revenu des médecins libéraux, est un mode de rémunération terriblement archaïque, incapable de s'adapter aux exigences de qualité des soins, car il interdit de distinguer ce que paie le patient de ce que reçoit le médecin. Deux exemples. On le sait, chaque patient doit en principe voir son «médecin traitant» avant de consulter un spécialiste. Le recours direct au spécialiste reste possible, mais alors la consultation peut être plus chère : l'objectif est clairement d'inciter le patient à s'inscrire dans un «parcours de soins». Soit. Mais, dans le cadre du paiement à l'acte, ce qui est plus cher pour le patient... est aussi plus rémunérateur pour le praticien : celui-ci est mieux payé s'il reçoit un patient en dehors du parcours de soins, et donc est directement incité à recevoir plus rapidement des patients non envoyés par leur généraliste. Deuxième situation, presque symétrique : dans l'objectif de permettre un accès aux soins aux plus démunis, les «patients CMU» paient le tarif de base, sans dépassement de tarif, et sont dispensés de l'avance de frais. Mais, on l'a compris, ce qui est moins cher pour le patient... est aussi moins rémunérateur pour le médecin ! Bien loin de traduire une haine des pauvres, les refus de soins ne sont en fait qu'une conséquence directe d'un mode de rémunération totalement inadapté.
Certes, il est important d'assurer un revenu élevé aux médecins, de façon à maintenir ces professions exigeantes suffisamment attractives. L'annexe du PLFSS montre que cet objectif n'a pas été perdu de vue : sur la période 2000-2004, les spécialistes ont vu leur revenu réel augmenter en moyenne de 3,1 % par an, surtout grâce à une pratique très active de dépassements de tarifs (+9,3% par an en moyenne) ; quant aux généralistes, la hausse des tarifs médicaux a permis d'augmenter leurs revenus de 2,6 % par an.
Mais l'objectif de revenu n'est pas incompatible avec une réforme du mode de rémunération. Au Royaume-Uni, les généralistes sont payés en fonction du nombre de patients suivis dans l'année. La souplesse de ce mode de paiement permet de faire varier le montant perçu par patient selon la zone d'exercice du médecin ; il est ainsi plus élevé dans les zones les moins favorisées, incitant les médecins à se répartir de manière équitable sur l'ensemble du territoire, et à se tourner vers des populations plus démunies. Depuis 2004, le paiement y dépend également de la qualité des soins, mesuré selon une batterie de plus de 170 critères. La rémunération directement liée à la qualité peut augmenter le revenu annuel d'un cabinet médical de près de 30 %.
Aucun médecin ne refuse des soins par plaisir, pas plus qu'il n'aime exercer une médecine de mauvaise qualité. Mais, alors que certains modes de paiement permettent de récompenser les comportements vertueux, le paiement à l'acte nourrit un douloureux conflit entre intérêt monétaire individuel et santé publique.
De nombreux médecins, notamment parmi les plus jeunes, seraient prêts à s'engager dans une évolution de leur rémunération ; il serait possible de leur proposer le choix entre paiement à l'acte et un paiement plus incitatif. Mais rien n'y fait : il est plus difficile de remettre en cause un système qui incite les médecins à exclure les patients les plus pauvres que de s'indigner de comportements individuels, même si ces comportements trouvent leur source dans ce système lui-même...


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